La maîtresse de Brecht, par Jacques-Pierre Amette

 

 

Des villes

Au-dessous d’elles des égouts

A l’intérieur il n’y a rien et au-dessus de la fumée.

Nous avons vécu là-dedans. Nous n’y avons joui de rien.

Nous nous sommes vite en allés. Et lentement elles s’en vont aussi.

Bertolt BRECHT, Sermons domestiques

Berlin-Est

1948

IL resta un long moment à regarder défiler les forêts et leurs rousseurs. A la frontière interzone, Brecht descendit de voiture, entra dans le poste de police allemand et téléphona au Deutsches Theater. Sa femme, Hélène Weigel, se dégourdit les jambes autour de la voiture. Un camion blindé rouillait dans un fossé.

Une heure plus tard, trois voitures noires vinrent chercher le couple. Il y avait Abusch, Becher, Jhering, Dudow, tous membres de la Ligue culturelle. Ils expliquèrent que la presse attendait à la gare et Brecht dit:

– Comme ça, nous en sommes débarrassés!

Il sourit. Hélène sourit, Becher sourit, Jhering sourit un peu moins et Dudow ne sourit pas.

Les bras encombrés d’un bouquet de marguerites, Hélène Weigel se tenait droite au milieu des officiels. Tailleur noir, visage osseux, regard sévère, cheveux tirés, elle était souriante et inflexible.

Bertolt Brecht serra quelques mains. Visages blancs. Visages gris. Le couple resta immobile au milieu des manteaux des officiels de la Ligue culturelle.

Tout le monde avait l’air impressionné par ce Brecht au visage rond, avec ses cheveux peignés sur le front à la manière d’un empereur romain.

Voir enfin le grand Bertolt, le dramaturge allemand le plus célèbre revenir sur le sol allemand après quinze années d’exil.

Quand le dernier photographe fut repoussé par un des policiers, Brecht ferma la portière, le convoi de voitures officielles s’éloigna.

Brecht contemplait le goudron de cette route qui menait à Berlin.

On n’entre pas dans la ville mais dans la grisaille. Graffitis obscènes, arbres, herbes, grandes rivières à l’abandon, balcons pendants, plantes inconnues, chicots d’immeubles dressés au milieu des champs.

La voiture pénétra au cœur de Berlin. Des femmes en foulard numérotaient des pierres. Il avait quitté la terre allemande le 28 février 1933. A l’époque il y avait des étendards et des croix gammées dans toutes les rues... Aujourd’hui, on était le 22 octobre 1948.Quinze années avaient durement passé. Aujourd’hui, les voitures officielles roulaient vite et doublaient des camions soviétiques et des passants rares et mal habillés.

Brecht baissa la vitre et demanda au chauffeur d’arrêter. Il descendit, alluma un cigare et contempla ces ruines. Il y avait un vaste silence, des blancheurs de murailles, des fenêtres noircies, d’innombrables bâtisses écroulées. Le soleil du soir, le vent; beaucoup de curieux papillons; des batteries démantelées; un blockhaus.

Brecht s’assit sur une pierre puis écouta le chauffeur lui dire que si des financiers s’y mettaient, on pourrait reconstruire la ville plus vite et Brecht pensa que, justement, c’étaient des financiers qui avaient flanqué la ville par terre.

Il remonta dans la voiture, des murs jetaient de longues lames d’ombre à l’intérieur du véhicule. Des kilomètres de décombres, des verrières fracassées, des voitures blindées, des barrages, des soldats soviétiques devant des chevaux de frise et des barbelés. Certains immeubles ressemblaient à des grottes. Cratères, énormes étendues d’eau et encore des ruines, des espaces vides, immenses, avec, parfois, quelques passants regroupés autour d’un arrêt de tramway.

Le personnel de l’hôtel Adlon regardait son arrivée par les fenêtres. Dans la grande chambre, Brecht ôta sa gabardine, sa veste. Il se doucha, choisit une chemise dans la valise. Quatre étages plus bas, la terre allemande.

Il y eut un discours d’accueil dans le salon de l’hôtel. Pendant qu’on le remerciait d’être ici, Brecht s’assoupit légèrement; il pensait à un conte allemand très ancien qu’il avait lu au lycée d’Augsbourg et qui lui était revenu en mémoire pendant son séjour en Californie. Une servante avait remarqué un esprit familier qui s’asseyait près d’elle au foyer, elle lui avait fait une petite place et s’entretenait avec lui pendant les longues nuits d’hiver. Un jour, la servante pria Heinzchen (elle nommait ainsi l’esprit) de se montrer sous sa véritable identité. Mais Heinzchen refusa. Enfin, après avoir insisté, il y consentit et dit à la servante de descendre à la cave où il se montrerait. La servante prit un flambeau, descendit dans le caveau et là, dans un tonneau ouvert, elle vit un enfant mort qui flottait au milieu de son sang. Or, de longues années auparavant, la servante avait mis secrètement un enfant au monde, l’avait égorgé, et l’avait caché dans un tonneau.

Hélène Weigel tapota l’épaule de Brecht pour le sortir de sa torpeur ou plutôt de sa méditation. Il se redressa, fit bonne contenance et pensa que Berlin était un tonneau de sang, que l’Allemagne, depuis son adolescence, en pleine guerre de 14, était aussi un tonneau de sang et qu’il était l’esprit de Heinzchen.

Du sang avait été versé dans les rues de Munich et l’Allemagne moderne avait rejoint les flots de sang qui coulaient dans les vieux contes germaniques. Il était revenu dans la cave et il voulait, avec sa modeste raison, désormais, sortir l’enfant, l’éduquer, laver à l’eau froide ce sang qui restait sur les dalles de la cave. Goethe avait ainsi fait avec son Faust; Heine avec son Del’Allemagne, la tache était plus large que jamais; la mère Allemagne était à demi asphyxiée.

Par les fenêtres, il voyait des femmes en grosses chaussures numéroter des pierres. Il n’y avait plus de rues, mais des routes et des nuages.

Plus tard, dans un salon du club de la Ligue culturelle, il y eut un petit discours intelligent de Dymschitz. Brecht regarda, amusé, Becher, Jhering et Dudow. Quel trio mal assorti et amusant, pensât- il à travers la fumée de son cigare. Il avait devant lui ceux qui avaient la mission de guider l’Allemagne de l’Est vers les conceptions grandioses de la Fraternité artistique. Deux d’entre eux avaient été des compagnons de sa jeunesse. Désormais ils étaient devenus des « camarades ». Imaginez trois hommes en pardessus sombres avec des chemises blanches et des cravates à pois. Eux, dans la grande salle du club de la Mouette, habillés dans des costumes coupés dans un affreux coton soviétique. Dymschitz lisait trois feuillets gris. Il était raffiné comme un professeur d’université qui, passé recteur, surveille sa ligne pour séduire des jeunes femmes. A ses côtés, Johannes Becher. Il n’avait pas changé. Lunettes rondes aux verres de myope : il avait gardé tendresse et gentillesse. Becher, lui, se souvenait du jeune Brecht, maigre, pas content, le chapeau sur la tête, un cigare noir à la bouche. Les pieds sur une chaise, en train de lire ou plutôt de froisser les journaux berlinois, satisfait d’avoir réussi à gagner très vite beaucoup d’argent avec L’Opéra de quat’sous. Brecht apprenait « l’économie de guerre » dans un petit livre cartonné bleu, se promenait avec des dessins anatomiques, voulait acheter une hache pour fendre les têtes molles qui dirigeaient les grandes scènes berlinoises. Il courait après les tramways, montait sur les toits des théâtres avec une danseuse à chaque bras. Il offrirait au public des luttes sociales gigantesques. Le problème ? Il n’avait pas encore eu le temps de lire Marx, mais il croyait dur comme fer au marxisme, comme à un immense réservoir d’idées pour des comédies. Et Becher, au fond, pendant que Dymschitz lisait son discours d’accueil, se demandait si le vieux Brecht, aujourd’hui, avait caché une hache sous son manteau. Briser le crâne des écrivains officiels de la RDA...

Johannes Becher, devenu haut responsable culturel de la zone, pensait au manteau de cuir impeccable du jeune Brecht. Il se demandait si, maintenant, la peau de Brecht était devenue assez épaisse pour affronter les « camarades » experts en opinions marxistes, les « spécialistes » qui dirigeaient la redoutable Union des écrivains. Hélène Weigel se souvenait, elle aussi, de Becher. Pour elle, ce qui avait changé chez Johannes, c’était le dos: droit, une surveillance du corps digne d’un officier. Autrefois, il envoyait des noyaux de cerises dans les chevelures des actrices, paresseusement allongé dans un hamac. Hélène pensa : Je m’entendrai mieux avec Becher que Brecht.

Plus pâle, la tête assez ronde, lisse, le regard fouineur, isolé, lucide, raffiné, Herbert Jhering lut un discours bref. Il tournait les feuillets et lisait sa petite écriture ronde avec courtoisie et distance. Le discours était plein de formules aisées, agréables à entendre. Brecht se souvenait que, jadis, il lisait les critiques théâtrales de Jhering comme on écoute le diagnostic d’un médecin qu’on estime. Jhering était déjà le plus estimé et le plus craint des critiques.

En vieillissant, il avait pris une allure de diplomate. Mais le regard avait perdu de sa vivacité. Il n’avait pas fait longtemps antichambre pour être dénazifié. On manquait d’intelligences d’un tel niveau pour rebâtir une politique d’éducation populaire. Tandis qu’il débitait son compliment à Brecht dans une langue étincelante, l’air resta froid dans la salle. Il acheva de sa voix voilée, calme et douce. Puis il étendit sa main gauche et la posa sur l’épaule de Brecht pour lui rappeler qu’il l’accompagnait depuis ses débuts. De sa main, il touchait la sainte substance de leur jeunesse.

Il y eut un autre discours. HélèneWeigel, qui écoutait, pensive et un peu fatiguée, inclina la tête vers Brecht et lui murmura à l’oreille :

– Qui est ce gros, là, qui garde son chapeau à la main ?

Elle désignait celui qui, massif et le front dégarni, couvert de sueur, portait une veste étroite et mal boutonnée. Il avait des boutons de manchettes énormes de boutiquier vulgaire et se tenait au garde-à-vous, comme s’il voyait la Vertu allemande éclairer la pièce de sa lumière aveuglante.

– Dudow ! cette crapule de Dudow ! répondit Brecht.

Lui aussi, Slatan Dudow, avait travaillé à Berlin dans les années vingt, lui aussi était un compagnon de l’âge d’or. De la Grande Bringue, du miraculeux Berlin des filles faciles, des plaisirs obtenus du bout des doigts dans l’argent frais qui sortait des caisses de théâtres au bord de la faillite.

Ce Bulgare avait travaillé sur le scénario du film Kühle Wampe, vers 1926 ou 1927. Il avait guidé Brecht en 1932, dans un Moscou déjà soumis aux surveillances policières. Brecht pensa : Doit fournir le travail artistique convenable et attendu... ramollissement probable du cerveau... doit être le premier à l’épreuve de la lèche politique...

Il sourit à Dudow. Tout le monde applaudit quand Becher étreignit Weigel et Brecht. On servit du vin blanc.

Plus tard, à l’Adlon, le téléphone sonna (un énorme et antique appareil qui semblait venir des surplus de l’armée soviétique), mais ce fut la Weigel qui répondit. Tout le monde voulait voir Bertolt : Renn, Becker, Erpenbeck, Lukács.

Un garçon d’étage apporta un plateau couvert de télégrammes de félicitations. Derrière la fumée de son cigare, Brecht gardait un regard ironique et placide.

La nuit tomba. Brecht resta assis seul dans sa chambre. Il contemplait son nouveau laissez-passer.