23-10-2000

 

Le Bain Turc (1863) de Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1876)

 

Musée du Louvre - Paris 

 

LE BAIN TURC
OU LA QUESTION DU NU ET DU BEAU DANS LA PEINTURE

Le "Bain turc", genèse d'un tableau

En 1863, Jean Auguste Baptiste Dominique Ingres achève le "Bain Turc". Il a alors 83 ans. Cette œuvre est l'aboutissement de presque 60 années de travail dont elle fait en quelque sorte la synthèse.

Une première ébauche de ce tableau aurait été exécutée dès 1850 pour le prince Démidoff. En 1859, le prince Napoléon achète le "Bain Turc".Une photographie atteste d'un premier état: l'œuvre a un format carré. Celle-ci ayant déplu à la princesse Clotilde très dévote, le prince Napoléon l'échange contre un autoportrait de l'artiste .

Le "Bain Turc" revient dans l'atelier de Ingres qui le transforme, lui donnant une forme circulaire. L'impression organique et charnelle de la scène est renforcée. On a le sentiment d'une véritable accumulation, d'un grouillement de baigneuses, une sorte d'apologie des chairs blanches et de la nudité des femmes. Oeuvre sensuelle qui fut un temps en possession de Khalil Bey, amateur de peinture érotique et détenteur du "Sommeil" et de "L'Origine du Monde" de Courbet.

Il est avant tout étonnant de parvenir à une œuvre magistrale et de constater qu'elle n'est autre que la somme de motifs établis très tôt dans la carrière de Ingres, plusieurs fois repris ultérieurement et pour la plupart empruntés à des ouvrages tels que le recueil des Cents estampes qui représentent différentes nations du Levant édité à Paris en 1714-1715 ou le livre Eastern costumes de Smith paru à Londres en 1769. C'est de ces recueils qu'il s'inspirait pour trouver une attitude, un costume, un décor pour les personnages de ses compositions.L'imitation, la copie des anciens, l'importance accordée à la phase documentaire de la création relevait de la doctrine classique.

"C'est en se rendant familières les inventions des autres qu'on apprend à s'inventer soi-même" disait Ingres et encore: "S'il faut étudier les artistes de l'antiquité c'est non pour les imiter mais pour apprendre à voir".

En effet dès 1807-1808, Ingres, alors à la Villa Medicis à Rome après l'obtention du Prix, peint les tableaux qui fixent de manière quasi définitive le type des nus féminins qu'il décline tout au long de son œuvre et qui trouvent finalement place dans "Le Bain turc".

La figure de dos au premier plan du "Bain turc", procède de la "Baigneuse de Valpinçon" à laquelle elle emprunte le dos, les fesses, le mouvement de la tête et la nudité, y ajoute le sein de "La Baigneuse à mi-corps" et la position des jambes et l'instrument de l'esclave musicienne de "L'Odalisque à l'esclave" de 1839. D'autres femmes figurent déjà à ses côtés dans "La Petite baigneuse ou Intérieur au harem" .

La femme presque allongée à droite du "Bain turc" n'est autre qu'une variation de "La Dormeuse de Naples » qui se métamorphose en odalisque dans "L'Odalisque à l'esclave" puis en Antiope dans"Jupiter et Antiope".

La baigneuse debout au fond à droite du tableau résume celles qui l'ont précédée à savoir: "La Venus anadyomène", le personnage d'Angélique dans la composition "Roger délivrant Angélique" et "La Source", commencée en 1820 et achevée en1856.

Il est nécessaire d'invoquer encore une œuvre de Ingres pour expliquer la genèse du "Bain turc", une œuvre inachevée pour un projet monumental: la commande du duc Albert de Luynes pour la galerie de son château de Dampierre dans les Yvelines.

Ingres prévoit deux peintures murales à l'huile sur enduit ,l'Age d'or et l'Age de fer. Inspirés d'Hésiode et d'Ovide pour ce qui est des sources littéraires, ces œuvres se réfèrent , pour leur Parnasse , aux peintres de la Renaissance italienne, Mantegna et Raphaël, et aux « Fêtes Galantes » de Watteau que Ingres admirait.

L'Age de fer restera à l'état d'ébauche mais l'Age d'or est prétexte à d'infinies variantes du nu masculin et féminin.

Ingres ou les chemins de la Modernité

La connaissance de l'œuvre de Ingres ainsi résumée dans le "Bain turc" révèle une certaine ambiguïté, celle qui fait du chef du néo-classicisme un des premiers modernes pratiquant la répétition (des motifs tout au long de l'œuvre), le collage (parce que ces motifs identiques ou presque, nus debout, assis ou couchés se retrouvent associés à des contextes différents) et affirmant une liberté réelle par rapport aux lois de l'anatomie et des proportions du corps.

"Pour exprimer le caractère, une certaine exagération est permise, nécessaire même quelque fois mais surtout là où il s'agit de dégager et de faire saillir un élément du Beau."(Ingres)

C'est du côté des maniéristes toscans du XVIème siècle qu'il faut chercher les influences. Chez Bronzino par exemple, on trouve l'allongement des proportions, la ligne serpentine du corps. Ingres va à l'essentiel, il ne s'embarrasse pas du réalisme de la représentation. "Il faut bien passer les détails du corps humain, que les membres soient pour ainsi dire comme des fûts de colonnes". Au delà de la référence à l'Antique mise en avant par Ingres, comment ne pas penser à ce même projet formulé par Cézanne lorsqu'il dit à Joaquim Gasquet: "Il est nécessaire de traiter la nature par le cylindre, la sphère, le cône, le tout mis en perpective."

La postérité de l'œuvre témoigne aussi de sa modernité. Ceux qui s'en sont inspirés ne s'y sont pas trompés.

Le "Bain turc" est achevé en 1863, l'année qui voit le triomphe de "La Naissance de Vénus" de Cabanel alors que "L'Olympia" de Manet fait scandale. D'un côté une tradition qui s'académise et se désincarne, de l'autre une remise en question de cette même tradition.

Cabanel autant que Manet s'inspirent de Ingres."L'Odalisque à l'esclave", de même que "La Vénus d'Urbino" de Titien, "La Vénus au miroir" de Vélasquez, "La Maja desnuda" de Goya s'inscrit dans l'ascendance de "L'Olympia" .En témoigne cette « Odalisque » de Manet dessinée en 1862.

Il faut noter aussi l' importance du thème des Baigneurs et des Baigneuses chez Cézanne ou Renoir dès 1875-1876, la parenté de ce tableau de Gauguin: "D'où venons nous?Que sommes nous? Où allons-nous?" ou de ce tableau de Matisse: "Luxe, calme et volupté" avec "Le Bain turc" mais aussi "L'âge d'or" de Ingres.

En 1905, une grande rétrospective de l'œuvre d’Ingres a lieu au Grand Palais où se tient le Salon d'Automne. "Le Bain turc " y est exposé. Picasso se trouve alors à Paris. Pendant l'année 1906, il entreprend des études dont une qu'il intitule "Le Harem" pour un tableau qu'il achève en 1907: "Les Demoiselles d'Avignon".

Du "Bain turc" aux "Demoiselles d'Avignon", il n'y a qu'un pas, celui qui engage résolument l'artiste sur les chemins de la modernité.

Le nu féminin :Beau idéal ou incarné ?

Mais chez Picasso, il n'est pas question de beauté, il est surtout question de peinture, de la manière d'agencer un ou plusieurs corps féminins dans un espace donné et de l'usage de différents codes de représentation qui remettent en question le code officiel et unique mis en place à la Renaissance. Code auquel se réfère toujours Ingres.

Car le nu féminin n'est finalement qu'une image du Beau. Il témoigne de ce qui a longtemps été la mission de l'art: tendre vers une perfection, un idéal.Idéal qui se situe au-delà même des Grecs et des Romains, dans un temps antérieur et aboli où la beauté resplendissait, celle qu'évoque Platon Le Phèdre: "La beauté rayonnait dans tout son éclat lorsque mêlés au chœur céleste, nous marchions à la suite de Jupiter, comme les autres à la suite des autres dieux; lorsque jouissant d'une vue et d'un spectacle ravissant, nous étions initiés aux mystères qu'on peut appeler ceux des bienheureux, et que nous célébrions, exempts des imperfections et des maux qui nous attendaient dans la suite; quand parvenus au plus haut degré d'initiation, nous admirions ces objets parfaits, simples, pleins de calme et de béatitude, et que nous les contemplions dans une lumière pure, purs nous-mêmes et libres de ce tombeau appelé le corps, que nous traînons avec nous, emprisonnés comme une huître."

Beauté qu'approchait Ingres aux dires de Théophile Gauthier: "Il ne nous est rien resté des merveilleux peintres grecs mais à coup sûr, si quelque chose peut donner une idée de la peinture antique telle qu'on la conçoit d'après les statues de Phidias et les poèmes d'Homère, c'est ce tableau de Monsieur Ingres; la Vénus anadyomène d'Apelle est retrouvée. Que les arts ne pleurent plus sa perte!".

Beauté absolue et divine, inaccessible, immatérielle et intangible, qui reste du domaine de la vision, du rêve, du souvenir, voilée, diffuse...Eternellement hors de portée de l'homme.

Ce dont témoigne peut-être "La Vénus au miroir" de Vélazquez, dont le visage ne parvient à nous que par le relais du miroir, flou, image d'un reflet, ou « Betty » de Gerhard Richter, qui se détourne échappant au regard ou encore du même artiste, ce nu descendant l'escalier, « Ema » , héritier de Duchamp mais aussi de Ingres pour ce qui est de la forme, du rayonnement lumineux, des proportions du corps qui relèvent inévitablement des conventions du néo-classicisme pictural.

Mais pour Hegel: "Le beau, c'est l'idée, non l'idée abstraite antérieure à sa manifestation ou non réalisée, c'est l'idée concrète ou réalisée, inséparable de la forme comme celle-ci l'est du principe qui apparaît en elle.(...) L'idée c'est le fond, l'essence même de toute existence, le type, l'unité réelle et vivante dont les objets visibles ne sont que la réalisation extérieure."

C'est dans cette opposition entre les conceptions platoniciennes et hégéliennes que me parait résider l'alternative aux partis pris de Ingres et à la conception classique, néoclassique et académique de la beauté.

A un idéal désincarné, pure expression mentale, toujours maintenu à distance fait face la recherche d'incarnation. Il n'est plus question de vues de l'esprit mais bien au contraire de la beauté tangible, concrète, réalisée. "Plus tu parleras avec les peaux,vestures du sens, plus tu acquerras sapience", disait Léonard de Vinci.

Le projet de l'artiste n'est plus alors de tenter de donner une image de la beauté mais bien de l'incarner, de lui donner chair. Donc mettre en jeu moins le regard que le toucher.

Le mythe de référence est puisé dans Les Métamorphoses d'Ovide (Livre X). Sculpteur de Chypre, Pygmalion réalise une statue, Galatée, d'une beauté tellement supérieure à ce que la nature peut produire qu'il en tombe amoureux et obtient de Vénus qu'elle lui donne la vie. La pierre alors devient chair.L'image devient réalité.L'oeuvre devient femme.

L'enjeu de l'art n'est plus la quête de la beauté suprême mais celle du moment où l'inanimé s'anime et où l'illusion frôle le réel.

"L'œuvre que je tiens là- haut sous mes verrous est une exception dans notre art. Ce n'est pas une toile, c'est une femme! une femme avec laquelle je pleure, je ris, je cause et pense. Veux-tu que tout à coup je cesse d'être père, amant et Dieu? Cette femme n'est pas une créature, c'est une création. (...).Ah!Ah! vous ne vous attendiez pas à tant de perfection dit Frenhoffer à Poussin et Porbus! Vous êtes devant une femme et vous cherchez un tableau (...) Où est l'art? perdu, disparu! Voilà les formes même d'une jeune fille (...).Et ces cheveux, la lumière ne les inonde-t-elle pas?...Mais elle a respiré je crois!...Ce sein, voyez, Ah! qui ne voudrait l'adorer à genoux? Les chairs palpitent. Elle va se lever, attendez." (Le Chef d'œuvre inconnu, Balzac)

Mais l'échec est au rendez-vous, la vie n'est pas.

"-Apercevez vous quelque chose? demanda Poussin à Porbus.

-Non. Et vous?

-Rien."

Même désillusion pour Claude Lantier, le personnage de l'Oeuvre de Zola:

"Ah! cet effort de création dans l'œuvre d'art, cet effort de sang et de larmes dont il agonisait, pour créer de la chair, souffler de la vie! Toujours en bataille avec le réel, et toujours vaincu, la lutte contre l'ange! Il se brisait à cette besogne impossible de faire tenir toute la nature sur une toile, épuisé à la longue dans les perpétuelles douleurs qui tendaient ses muscles, sans qu'il put jamais accoucher de son génie. (...) Que lui manquait-il donc, pour les créer vivantes? Un rien sans doute. Il était un peu en deçà, un peu au delà peut-être."

Que reste-t-il alors de cet effort surhumain tenté par l'artiste?

Une certaine sagesse, celle qu'exprime Willem de Kooning par les propos suivants:

"Si l'on y pense, il est vraiment absurde aujourd'hui de peindre une image, l'image d'un personnage. (...) Mais il m'est apparu encore plus absurde de ne pas le faire.(...) cela m'a permis de supprimer tous les problèmes de composition, de lumière ( tous les bavardages sur la ligne, la couleur et la forme), et c'est précisément là où je voulais en venir. J'ai mis la femme au milieu de la toile car il n'y avait aucune raison de la décaler légèrement sur le côté. Et puis j'ai pensé que je pouvais m'en tenir au fait qu'elle avait deux yeux, un nez, une bouche, un cou."

 

Liste des œuvres citées:

Oeuvres de Ingres:

- Le Bain turc, 1859-1863, diamètre 108 cm, Huile sur toile marouflée sur bois, Musée du Louvre, Paris.
- photographie
- La Baigneuse de Valpinçon, 1808, 146x97 cm, h/ t, Musée du Louvre, Paris.
- La Baigneuse à mi-corps, 1807, 51x42 cm, h/ t, Musée Bonnat, Bayonne.
- L'Odalisque à l'esclave, 1839, 72x100 cm, h/ t, Cambridge, Massachusetts.
- La Petite baigneuse ou Intérieur de harem, 1828, 35x27 cm, h/ t, Musée du Louvre, Paris.
- La dormeuse de Naples, 30x48 cm, huile sur papier, Victoria and Albert Museum, Londres.
- Jupiter et Antiope, 1851, 32,3x43,3cm, h/ t, Musée d'Orsay,Paris.
- Vénus anadyomène,1808-1848, 163x92 cm, h/ t, Musée Condé, Chantilly.
- Roger délivrant Angélique, 1819, 147x199 cm, h/ t, Musée du Louvre, Paris.
- La Source, 1820-1856, 163x8O cm, h/ t, Musée du Louvre, paris.
- L'Age d'or,1839-1848, 480x660 cm, huile sur enduit, château de Dampierre, Les Yvelines.
- Etude pour l'Age d'or, 1843, pierre noire sur papier
- Etude pour L'Age d'or, 1842, mine de plomb et blanc sur papier.

Autres artistes:

- La naissance de Vénus de Cabanell,1863, 130x225 cm, h/ t, Musée d'Orsay.
- L'Olympia de Manet, 1863, 130,5x190cm, h/ t, Musée d'Orsay.
- Odalisque, Manet, vers1862-1868, 13x20 cm, aquarelle et encre de chine avec rehauts de gouache, Musée du Louvre.
- La Vénus d'Urbino de Titien, 1538,Les Offices, Florence.
- La Vénus au miroir, Vélasquez, 1650, 122,5x177 cm, National Gallery, Londres.
- La Maja desnuda, de Goya, 1798-1805, 97x190 cm, Musée du Prado, Madrid
- Cinq baigneuses de Cézanne, 1877-1878, 45,5x55 cm, h/ t, Musée Picasso, Paris.
- Les grandes baigneuses de Cézanne,1906, 208,3x251,5 cm, h/ t, Philadelphie.
- Nu couché vu de dos de Renoir, 1909, 41x52 cm, h/ t, Musée d'Orsay.
- Les baigneuses de Renoir, 1918-1919, 110x160 cm, h/ t, Musée d'Orsay.
- D'où venons nous? Que sommes nous? Où allons nous?, de Gauguin, 1897, 139,1x374,6 cm, Museum of Fine Arts, Boston..
- Luxe, calme et volupté de Matisse, 1904, 86x116cm, Musée d'Orsay.
- Les demoiselles d'Avignon de Picasso, 1907, Museum of Modern Art, New- York.
- Le harem, Picasso, 1906, Musée de Cleveland.
- Betty, Gerhard Richter, 1988, 102x72 cm.
- Ema, Gerhard Richter, 1966, 200x130 cm .