20-10-2000

 

L'ORIGINE DU MONDE (1866), de Gustave Courbet (1819-1877)

 

huile sur toile 46 x 55 cm. Musée d'Orsay - Paris

L'histoire de ce tableau est fascinante, elle jette à la fois une lumière intéressante sur les mécanismes de la censure et de la cache mais son enjeu est aussi celui de toute représentation. L'Origine du monde nous conduit à la contemplation pure, à l'essence même de la création, l'objet du désir par excellence. L'origine du monde est une toile achetée par Khalil-Bey, collectionneur turc (égyptien selon certaines biographies) qui, après avoir été ambassadeur de l'Empire Ottoman à Athènes et à Saint-Pétersbourg s'installe à Paris pour y dépenser un héritage important. Khalil-Bey était amateur de bonne peinture et de peinture érotique (certains textes le dépeignent plutôt comme un flambeur débauché). Dans un premier temps, Khalil-Bey désirait que Courbet lui vende une copie de Vénus poursuivant Psyché de sa jalousie. Courbet refusera de rendre une copie et lui proposera en lieu et place un autre tableau légendaire Le sommeil. C'est Sainte Beuve qui lui parlera des toiles de Courbet et présentera l'amateur au peintre. A cette époque, le modèle préféré de Courbet est une prénommée Jo, dont l'amant n'est autre que Whistler (peintre américain admirateur de Courbet). Whistler est un révolutionnaire engagé, il part vers 1865 soutenir le Pérou et le Chili contre l'Espagne. C'est tout autant par jalousie que pour des raisons esthétiques que Whistler se séparera avec violence de Courbet (son maître). En effet, une toile secrète unit Jo et Courbet : L'origine du monde. Elle ne fut d'ailleurs longtemps connue que par deux témoignages : celui de Maxime Ducamp et des frêres Goncourt. Khalil-Bey accrochera le tableau dans son cabinet avec une autre acquisition, "Le bain turc", d'Ingres. Jo participait sans le savoir à une révolution esthétique, tandis que son amant américain participait à une révolution politique. L'oeuvre sera ensuite présentée derrière un volet dont la face extérieure représentait un paysage de neige, et restera dans le secret des cabinets d'amateurs. Vers 1910, selon Robert Fernier, le baron de Havatry (collectionneur hongrois) l'acheta chez Bernheim jeune et le conserva à Budapest jusqu'à la seconde guerre mondiale. En 1955 enfin, l'actrice Sylvia Bataille et le psychanalyste Jacques Lacan en firent l'acquisition. Lacan est probablement le psychanalyste qui a le plus insisté sur la dialectique du regard et du désir. Son beau frère André Masson construira ultérieurement un volet protecteur muni d'une serrure (certains textes évoquent plutôt un rideau). Il fut exposé la première fois au Brooklyn Museum à New York. Depuis 1995, elle est offerte à la vue des visiteurs du musée d'Orsay où elle est entrée par dation.

Je ne suis généralement pas passionné par les querelles d'historiens de l'art mais admettons que celle-ci vaut le détour. C'est d'ailleurs la même année (1866) que Courbet peint le portrait de "La belle irlandaise", reconnue comme étant Johanna Hifferman, qui se trouve au pays de Whistler. La toile fétiche, elle, est restée au pays de Courbet. Certains iront même jusqu'à finasser sur la coloration des cheveux du portrait pour la comparer avec la coloration de la toison du pubis. Se colorait-elle les cheveux ou est-ce le vernis de recouvrement qui n'a pu conserver l'éclat des poils ? Toute cette histoire d'interdit, de cache, d'achat, de convoitise, de jalousie, cette interrogation devant ces jambes ouvertes, interrogation qui fait de tout homme un enfant, un animal et parfois un violeur. Ce désir, ce sexe de femme dans sa position d'offre et d'abandon. Source de renouveau et voie accablante de notre absurdité. La toile, comme toute représentation barre la route du désir et conduit à sa sublimation. Du peintre au modèle la tension est toute autre et c'est ce doute qui suscitera le désarroi de Whistler. Chassé de l'Autre côté, exténué dans le regard pur, la vue de ce qu'il pensait avoir est repoussé à l'infini par Courbet. La jalousie devait probablement lui siffler aux oreilles: L'a-t-il peinte sans la prendre ?

 

Thierry Stévart

 

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